Monsieur le Président,
J’écris ces mots au petit matin après un nuit de sommeil comme j’en ai rarement eue. Mes enfants jouent calmement dans leur lit sans pression pour courir après un horaire.
J’apprends par les informations que la lagune de Venise a retrouvé son eau claire, que des poissons reviennent. J’apprends que la Chine retrouve un air pur.
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Je reçois depuis quelques jours des messages d’amis, de la famille. Chacun prend soin, s’inquiète des plus fragiles. En me promenant hier, des inconnus m’ont salué, à distance respectueuse.
Vous affirmez que nous sommes en guerre.
Nous avons presque le même âge, Monsieur le Président. La guerre, nous l’avons vue dans les manuels ou sur les écrans. C’est un déchainement d’énergie tournée vers l’extérieur. Elle vise à anéantir l’autre, et dévaste tout ce qui est autour. Les hommes, la nature.
La guerre, c’est Hirochima, Verdun, la Syrie. Violence, destruction, dévastation. Voyez-vous cela aujourd’hui, Monsieur le Président ?
Moi, je vois la nature reprendre pied, après seulement quelques jours. Je vois des sentiments humains qu’on pensait oubliés.
Aujourd’hui, pour quelques jours, nous sommes en paix.
Votre vocabulaire martial est inadapté à décrire ce qui se passe. La guerre, c’est ce qui se passait tous les jours depuis des dizaines d’années.
Ce n’est pas parce qu’il y a des morts qu’il y a une guerre, Monsieur le Président. Ce sont l’attitude et l’intention qui comptent.
La guerre, c’est aller au dehors, alors que vous nous demandez, à juste titre, de rester chez nous. La guerre, c’est aller conquérir des terres, des marchés, alors que nous tâchons, maladroitement, de retrouver l’essentiel.
La guerre, c’est aller de par le monde pour revenir trop bronzé et satisfait d’avoir « fait un pays », alors que les frontières sont fermées.
La guerre, c’est oublier nos anciens, aduler la jeunesse conquérante, alors que nous redécouvrons la valeur d’une personne de plus de 60 ans.
Nous sommes en paix.
Intoxiqués de tant d'années de guerre, nous ne pensons qu'en termes de conflit, alors que ce virus, qui n’est pas belliqueux (pas plus qu’une plante ou un animal non humain) nous invite à l’arrêt.
Nous sommes en paix, et nous sommes désorientés. Groggys, nous découvrons qu’il y a une vie, une belle vie, dans le ralentissement.
Bien sûr, nos systèmes et nos organisations, structurés et optimisés pour la guerre, défaillent. Ceux qui aiment la guerre trouvent inadmissible qu’on l’arrête pour prendre soin des plus faibles. Ils aimeraient continuer le combat.
Nous nous demandons avec quoi remplir nos journées, s’il n’y a plus la guerre quotidienne. Seuls ceux qui étaient déjà profondément organisés sur un mode pacifique restent robustes.
Voyez : le premier service que vous demandez à nos militaires, c’est de construire un hôpital. Pas de creuser des tranchées.
Oui, nos soignants se battent avec courage. Se battent-ils contre le virus ? Bien sûr. Leur lutte n’est-elle particulièrement difficile parce qu’ils la mènent avec un outil défaillant ? Ils maintiennent le navire à flot, mais on en leur a donné que des casseroles pour écoper …
Monsieur le Président, vous déployez de grands efforts pour faire appliquer cette trêve. Nous sommes indisciplinés, sûrement. Surtout, nous sommes perdus. La guerre de tous contre tous était notre projet et notre quotidien. C’était le vôtre aussi.
Nous méritons autre chose qu’un idéal guerrier de plus. Non, nous ne sommes pas en guerre. Nous ne voulons plus être en guerre. Nous ne devons plus être en guerre.
Que cette trêve soit la chance inespérée d’évoluer rapidement vers le seul projet valable.
Soyons en paix.